Dans l’atelier de Thomas Collet


Par Virginie Tillier

« (…) l’archive, c’est aussi ce qui fait que toutes ces choses dites ne s’amassent pas indéfiniment dans une multitude amorphe, ne s’inscrivent pas non plus dans une linéarité sans rupture, et ne disparaissent pas au seul hasard d’accidents externes ; mais qu’elles se groupent en figures distinctes, se composent les unes avec les autres selon des rapports multiples, se maintiennent ou s’estompent selon des régularités spécifiques. »

Michel Foucault, L’archéologie du savoir, 1969

Dans l’atelier de Thomas, le temps est histoire. L’aile de la bâtisse dédiée aux expérimentations et créations se fait aussi l’hôte d’une part des archives dont l’artiste est le dépositaire. Livres d’art, ouvrages d’histoire et autres publications destinées à traverser les générations – dont Thomas incarne un médiateur – côtoient petits et grands papiers d’une famille aux cheminements multiples.

Les toiles de ces vingt dernières années, grands formats pensés à l’aulne de la mesure de l’Homme, portent de lumineuses palettes et se dressent au garde-à-vous pour qui veut bien considérer dans son ampleur et sa diversité l’œuvre de l’artiste coloriste. Pour certaines constituées de draps anciens ou d’étoffes soigneusement choisies puis montées au format désiré, chacune de ces peintures a construit une part significative du prolégomène qui mena peu à peu Thomas aux Ran, monotypes aux subtiles nuances chromatiques.

Dans l’atelier de Thomas, le temps est partenaire. Il est l’allié précieux du mémoriel en perpétuelle interrogation, comme autant d’éclats d’un miroir où l’artiste se découvre en même temps qu’il s’invente, travaillant solitaire mais, de fait, jamais seul. Les maîtres anciens admirés, les initiateurs rencontrés et les êtres passagers de l’aventure d’une vie forment, autant que chacun des individus-monotypes achevés ou en cours de gestation, tout un univers. Mieux : une constellation.

Dans l’atelier de Thomas, le temps est complice. Il prévient la perte regrettable, accompagne le geste dans son économie, garantit l’homéostasie du système. Le temps est agent, joue plein rôle, en toute confiance, lorsqu’il oxyde, sèche, métamorphose, récupère, permet la transformation des métaux, bois, papiers, pigments. Les huiles, les décoctions et les infusions se règlent en ballet dans un mouvement perpétuel où la recette côtoie la surprise et l’accident.

Dans l’atelier de Thomas, le temps est tradition et héritage. La vieille presse ABIG qui attend patiemment, pense-t-on, ses tours de piste, saura se régaler des papiers choisis. Les Canson d’antan ont laissé place aux papiers italiens, allemands et japonais. Les procédés industriels de fabrication des papiers pour artistes ont souvent négligé de préserver les savoir-faire qui offraient, il y a vingt ans encore, des trames, des qualités d’absorption ou des tenues aux liquides trop souvent devenues nostalgies.

Le séjour au Japon propulsa Thomas dans une galaxie où le papier est demeuré végétal, procédé lent, complexe, coûteux : il en est même parfois considéré comme trésor national. Entre respect et irrévérence, Thomas fait de ces papiers, façonnés par la déchirure en individus- monotypes à venir, des partenaires du quotidien. Caressés, regardés sous toutes leurs dimensions, malmenés parfois pourrait-on penser à tort, les petits papiers précieux se donnent sans pudeur aux phases d’huilage, de trempages et d’encrages successifs, dépositaires d’un processus qui a définitivement fait siennes les règles naturelles de la fertilité.

Toujours semblable, jamais identique, l’individu-monotype se mue en docile soldat pour plusieurs temps encore : celui de l’attente, celui de la sélection, celui de la composition puis, parfois, celui de l’assemblage. Rien n’est jamais inutile, tout est conservé pour de futures potentialités. Dans les interstices, le papier aura traversé autant de célébrations que d’outrages. Matière vivante et disponible, il ouvre une plaine créative où l’artiste cartographie peu à peu ses chemins. Étapes indispensables à une transmutation de la matière qui rapproche l’artiste graveur, coloriste, mathématicien et chimiste à l’orfèvre, voire à l’alchimiste. C’est ainsi, et ainsi seulement, que la matière peut devenir langage.

Dans l’atelier de Thomas, le temps est à l’œuvre.

Virginie Tillier, septembre XXI