Ran 7

Oliver Sacks, Siegel, Edelman & Ran 7


À la lecture d’un des ouvrages de l’admirable Oliver Sacks (merci à Jean-Claude Ameisen) je trouvais quelque chose que je ne savais définir dans cette organisation qu’est Ran 7. Voici quelques extraits:

Oliver Sacks « En Mouvement »

Page 348.

Nous nous interressions particulièrement tous les deux au système visuel cérébral et à la façon dont la capacité de reconnaissance visuelle peut-être sapées par une lésion ou une maladie, ou bernées par des illusions d’optique ; et il était convaincu que , loin de consister en deux simples reproductions des données sensorielles issue de l’œil ou de l’oreille, les perceptions doivent être « construite » par le cerveau, construction qui nécessite que de nombreux sous-systèmes cérébraux collaborent tout en étant constamment informé par la mémoire, la probabilité et les attentes individuelles.
Tout au long de sa carrière aussi longue que productive, Richard montra que les illusions visuelles peuvent grandement améliorer la compréhension de nombre de fonctions neurologiques. Le jeu avait à ses yeux un rôle central, comme exercice intellectuel – il adorait faire des calembours – tout autant que comme méthode scientifique. Supposant que le cerveau joue avec les idées, il considérait que les perceptions ne sont en réalité que des «hypothèses perceptuelles » que le cerveau construit à seule fin de les comparer.

Page 369 -_note en bas de page_-

1. quand je lui montrai les configurations complexes que l’aura migraineuse permet parfois de contempler – des hexagones et des figures géométriques de toutes formes, dont des motifs fractals -, il fut si fasciné qu’il s’efforça ensuite avec succès de stimuler certaines de leurs particularités sur un réseau neuronal : ce fut ce travail qui finit par devenir en 1992 l’un des appendices de l’édition révisée de _Migraine_. L’intuition mathématique et physique de Ralph l’ayant conduit également à envisager la possibilité que le chaos et l’auto-organisation soient au centre de toutes sortes de processus naturels, et par là même aussi pertinents pour la mécanique quantique que pour les neurosciences, nous collaborâmes également en 1990 en vue de rédiger l’appendice, intitulé « Le chaos et l’éveil », de l’édition augmentée de _L’Éveil_.

Page 375

En juin 1994, Ralph et moi dînâmes avec Crick dans un restaurant new-yorkais. Notre conversation partant dans toutes sortes de directions, Ralph parla de son investigation présente de la perception visuelle des singes et du rôle fondamental que le chaos il paraissait jouer au niveau neuronal ; Francis nous dit collaborer de plus en plus avec Christophe Koch, théoricien qui l’aidait à repenser les corrélats neuronaux de la conscience ;[…]

Page 377

Je réfléchissait au temps –au temps et à la perception, au temps et à la conscience, au temps et à la mémoire, au temps est à la musique, au temps et au mouvement. En particulier, je me demandais à nouveau si le passage continu en apparence du temps et le mouvement que nos yeux semblent observer sont ou non une illusion –si notre expérience visuelle pourrait ne consister en fait qu’en une succession de «moments » soudés par quelque mécanisme cérébrale supérieur : j’étais renvoyé par là même aux séquences « cinématographiques » de plans fixes que mes patients migraineux avaient décrites et que j’avais moi-même aperçues de temps à autre. […]
Quand j’informais Ralph que j’avais entrepris de traiter de ce thème par écrit, il me dit « Tu dois lire le dernier article de Crick et Koch. Ils y avancent que la conscience visuel ne serait rien de plus en réalité qu’une suite « instantanés » – vous êtes donc sur la même longueur d’ondes ! »

Pages 387 – 391

Pour Edelman, l’unité de base de la sélection et du changement n’est pas le neurone isolé, mais des groupes d’une cinquantaine à un millier de neurones interconnectés : c’est cette hypothèse qu’il qualifie de théorie de la sélection des groupes neuronaux. À ses yeux, son propre travail parachevait la tâche de Darwin en adjoignant une sélection opérant au niveau cellulaire au cours de la vie d’un unique individu au tri que la sélection naturelle effectue en l’espace de maintes générations.
Il va de soi que quelques inclinations ou disposition innées font partie intégrante de notre programmation génétique ; un nourrisson n’aurait sinon aucune tendance d’un type ou d’un autre : rien ne le pousserait à faire ou à rechercher quoi que ce soit pour rester en vie. Ces propension primaires (à se nourrir, à se réchauffer et à entrer en contact avec ses semblables, en particulier) orientent les mouvements et les efforts initiaux de toute créature.
Au niveau physiologique le plus élémentaire s’ajoutent à cela diverses données sensorielles et motrices allant des réflexes qui surviennent automatiquement (les réactions à la douleur, par exemple) à certains mécanismes cérébraux innés (le contrôle de la respiration et des fonctions autonomes, par exemple).
Mais, selon Edelman, presque rien d’autre n’est programmé ou près-intégré. Si la petite tortue est prête à fonctionner dès qu’elle sort de sa coquille, il n’en va pas de même du bébé humain : il doit pour ce faire créer toutes sortes de catégorisation perceptuelles ou autre qu’il utilisera à seul fin de donner un sens au monde – de se construire son propre monde individuel et personnel et de découvrir comment y prospérer. C’est à cet égard que l’expérience et l’expérimentation ont une importance capitale : le darwinisme neuronal est une sélection _expérientielle_ par essence même.
D’après Edelman, la véritable «machinerie » fonctionnelle du cerveau consiste en des millions de groupe neuronaux organisés en unités plus vastes dites «cartes ». Ces cartes peuvent se modifier d’une minutes ou d’une seconde à l’autre, leur conversation incessantes formant des motifs perpétuellement changeants d’une inimaginable complexité, mettre toujours signifiant : Force est de repenser ici à la métaphore poétique de Charles Scott Sherrington, qui compara le cortex cérébral à «un métier Jacquard enchanté dans lequel des millions de navettes fulgurantes tissent un motif instable… un motif toujours signifiant quoique jamais durable ; une harmonie mouvante de sous-motifs ».
La création de cartes répondant sélectivement à certaines catégories essentielles – au mouvement ou à la couleur du monde visuel, par exemple – peut nécessiter que des milliers de groupes neuronaux se synchronisent. Quelques cartographies s’effectuent dans des zones pré-spécialisées du cortex cérébral discrètes et anatomiquement fixes, comme dans le cas de la couleur : la couleur est surtout construite dans l’air V4. Mais la majeure partie du cortex est un «bien » plastique et pluripotant auquel (dans certaines limites) n’importe quelle fonction nécessaire peut être assignée ; c’est pourquoi ce qui constituerait le cortex auditif des sujets entendant peut-être réaffecté à des objectifs visuels chez les sourds congénitaux, de même que ce qui est normalement le cortex visuel peut se mettre au service d’autres fonctions sensorielles chez les aveugles congénitaux.
Ralph Siegel, spécialiste de l’activité neuronale des singes engagés dans une cage visuelle particulière, était très conscient du gouffre qui existait entre les «micro-méthodes » consistant à insérer des électrodes dans une seule cellule nerveuse pour en enregistrer l’activité et les «macro-méthodes  (scanner IRMf ou TEP, etc. / l’Imagerie par résonance magnétique fonctionnelle ou tomographie pas émission de position. (_NdT_) ) qui montrent la réaction cérébrale d’aires entières. Conscient de la nécessité de disposer d’un procédé intermédiaire, il avait été un des premiers à utiliser une méthode optique «moyenne » des plus original qui avait permis d’observer en temps réel l’interaction et la synchronisation mutuelle de dizaines ou de centaines de neurones : l’un de ses constats – inattendu et déroutant d’abord – fut que les constellations ou les cartes neuronales sont susceptibles de se modifier en quelques secondes seulement dès lors que l’animal concerné apprend ou s’adapte à divers _inputs_ sensoriels. Cette observation s’accordant fort bien avec la théorie edelmanienne de la sélection de groupe de neurones, Ralph est moi discutâmes les implications de cette théorie Durant des heures tout en faisant part de nos réflexions à Edelman, qui, comme Crick, était fasciné par le travail de Ralph.
En ce qui concerne la perception des objets, Edelman se plaît à répéter que, parce que le monde n’est pas « étiqueté » ni « déjà divisé en objets », nous devons échafauder nos perceptions _via_ nos propres catégorisations : « Toute perception est un acte de création », écrit-il. Plus nous parcourons le monde, plus nos nos organes sensoriels y prélèvent les échantillons à partir desquels notre cerveau crée des cartes : expérience renforce ensuite sélectivement celles qui correspondent à des perceptions fécondes – fructueuses en cela qu’elles s’avèrent les plus utiles il est plus propice à la construction de la « réalité ».
Edelman parle à ce propos d’une autre activité intégrative spécifique aux systèmes nerveux plus complexes : ce qu’il appelle la « signalisation réentrante ». De son point de vue, la perception d’une chaise, par exemple, ne dépend que dans un premier temps de la synchronisation des groupes de neurones qui sont activés pour former une carte : Elle dépend de surcroît de la synchronisation postérieure de nombre de cartographies dispersées dans tous le cortex visuel – cartographie afférente à des aspects perceptuels de cette chaise aussi nombreux que différents (ses dimensions, sa forme, sa couleur, son « piètement », sa relation à d’autres genres de chaises – les chaises de salon, les chaises à bascule, les chaises de bébé, etc.). C’est de cette manière qu’est élaboré un précept de « chaisité » assez riche et souple pour que de très nombreuses variétés de chaises puissent être instantanément reconnu _comme_ telles. Cette généralisation perceptuelle étant dynamique, elle peut être continuellement remise à jour, ces révisions dépendants de l’orchestration active et incessante d’innombrables détails.
Ce qui rend possible cette corrélation et cette synchronisation de décharges neuronales se produisant dans des aires cérébrales largement séparées, ce sont les très riches connexions établies entre les diverses cartes cérébrales – connexion qui sont réciproques et parfois assurées par des millions de fibres. Les stimulis consécutifs au touché d’une chaise, disons, pourront influer sur une série de cartes tandis que que ceux dus à sa vision influeront sur une autre série, la signalisation réentrante qui s’opère entre ces séries de cartes faisant partie du processus de perception de cette même chaise.
La catégorisation et la tâche centrale du cerveau, et c’est grâce à la signalisation réentrante que notre cerveau catégorie ses propres catégorisations avant de les recatégoriser, et ainsi de suite. Ce processus n’est que le début de l’immense ascension menant aux niveaux de pensée et de conscience encore plus élevés.
La signalisation réentrante pourrait être assimilée à une espèce d’Organisation des Nations unies neuronales : des dizaines de voix se font entendre en même temps, le thème des conversations mutuelles incluant toutes sortes de rapports provenant constamment du monde extérieur qui finissent par constituer un tableau d’autant plus large que de nouvelles informations sont corrélées et que de nouveaux aperçus émergent.
Ayant envisagé dans sa jeunesse de devenir violoniste concertiste, Edelman file aussi des métaphores musicales ; voici ce qu’il déclara sur les ondes de la BBC :

Pensez-y : si cent mille câbles connectaient aléatoirement les membres d’un quatuor à cordes, et que, même si c’est quatre musiciens ne prononçaient aucun mot, des signaux circulaient entre eux de toutes sortes de façons cachées (comme on les perçoit généralement grâce aux subtiles interactions verbales des interprètes), cela suffirait à transformer la totalité des sons produits en un ensemble unifié. C’est ainsi que les cartes cérébrales fonctionnent, par réentrée.

Les quatre membres de ce quatuor sont connectés. Tout en interprétant individuellement le morceau joué, chacun module constamment les autres, qui le modulent à leur tour. Il n’y a pas d’interprétation finale ou « magistrale » ; la musique est créée collectivement, chaque interprétation étant unique. Voilà comment Edelman dépeint le cerveau : comme un orchestre qui crée sa propre musique sans que personne ne dirige.